Salle pleine. Dans quelques instants, l’humoriste fera son entrée sur scène. Pendant environ une centaine de minutes, il fera rire le public. Avec au moins un rire déclenché toutes les trente secondes. Au plus, à chaque minute.
Je suis dans la salle, prêt à prendre des notes. C’est une partie de mon travail depuis une trentaine d’années. Au fil des ans, j’ai évalué que plus d’une minute sans rire dans un spectacle d’humour équivaut à passer sept heures d’attente dans une urgence bondée. Sauf pour une exception : Si l’humoriste aborde un sujet plus grave ou plus touchant. Mais à ce moment-là, après deux minutes (approximativement), le moment plus touchant ou plus grave devra se conclure par un punch qui réenclenchera le rire.
Un spectacle d’humour complet contient toutes les sortes de rires. Rires du ventre, de la tête, de l’intellect, de l’âme. Juste un « rire de ventre », le public sera physiquement fatigué après quarante minutes et il quittera la salle avec une sorte de manque. Juste un « rire de tête » et il lui manquera ce moment d’abandon total où l’on se donne le droit d’être complètement gnochon dans une pure jouissance de délire.
Assis dans la salle pendant la représentation, mon travail consiste entre autres à comprendre et décortiquer ces assortiments de rires. Et de voir avec l’humoriste si le parcours comique du spectacle nous donne à rire « des pieds à la tête ». Et aussi, bien sûr, en période de « rodage », à réfléchir lorsqu’il y a absence de rire, ce silence triste qui suit un gag qui tombe à plat. Ce trou noir infini qui absorbe l’énergie du spectacle comique.
Ce travail n’a pas changé depuis que je l’ai débuté à Jonquière avec le Groupe Sanguin au siècle dernier (dans les années quatre-vingt.) Ce sont les mêmes gammes de rires, le même souci de faire rire toutes les trente secondes. Les jeunes humoristes avec une arrogance rafraichissante et nécessaire clameront haut et fort que l’humour d’aujourd’hui est différent. C’est vrai pour la forme : Il y a moins de personnages « déguisés », il n’y a plus d’entracte, le « stand-up » domine, le cru est plus cru. Au siècle dernier, les humoristes d’ici se réclamaient d’Yvon Deschamps, de Claude Meunier, de Daniel Lemire. Aujourd’hui, on se réclame de Louis CK. OK.
Mais sur le fond, j’affirme que rien n’a changé dans l’essence des rires depuis la domestication du feu par l'homo erectus (humoristes grivois, insérer ici votre propre blague avec homo erectus.)
La tribu autour du feu. Libérée de la dictature de l’obscurité grâce à la lumière de ce feu. La tribu qui s’ennuie en attendant que la viande cuise.
Et pour tromper ce terrible temps mort, un-une de la tribu se lève.
Appelons-le Arggg…
Et Arggg dit : « Je vais vous raconter comment Krrrük a tué le mammouth. »
Et il raconte à la tribu. Qui suit les tribulations de Krrrük par le récit de Arggg. Qui s’étonne, s’inquiète pour Krrrük. Qui rit de bon coeur lorsque Krrrük met le pied dans une bouse de mammouth et trébuche…
Un-une dans la lumière du feu qui raconte à la tribu pour tromper l’ennui.
Un-une dans la lumière de la scène qui raconte au public pour tromper l’ennui.
Et je suis persuadé qu’il y a 400 000 ans, un peu plus à l’ombre du feu, quelqu’un – appelons-le Vrrük – écoute la tribu qui rit, ou ne rit pas. Et qu’après le récit de Arggg, il va vers lui et dit :
« Ce serait pas plus drôle si, après que Krrrük ait mis le pied dans la bouse de mammouth et trébuche, quand il se relève et part à courir, il tombe dans un trou de cratère?
– Ah ouais? Peut-être hein? »
Et près des braises du feu, Arggg et Vrrük se mettent à discuter pour trouver des façons de rendre les aventures de Krrrük encore plus comiques.
Comme l’humoriste dans la loge, après la représentation, qui discute avec le scripteur, le metteur en scène.
Tous ces Vrrük qui inlassablement écoutent les Arggg du Québec faire rire la tribu, dédiés à rendre le spectacle meilleur, je vous salue collègues et amis.
On parle bien peu souvent de vous.
Et c’est parfait comme ça.
Notre travail ne consiste pas à être dans la lumière des feux de la rampe.
Nous sommes cachés dans l’ombre de la salle et nous écoutons le monde rire. Ou pas.
Pierre-Michel Tremblay est un auteur, dramaturge et metteur en scène québécois, à qui l’on doit notamment les pièces Coma Unplugged et Au champ de mars. À la télévision, sa plume a contribué entre autres au succès du Grand Blond avec un show sournois et à Un gars une fille. Pierre-Michel signe la mise en scène du spectacle Apprendre à s’aimer de Jean-Thomas Jobin, pour lequel il a remporté l’Olivier 2016 de la Mise en scène.